Bus de nuit, du livre au film - entretien avec Giampiero Rigosi


J'ai eu l'honneur de traduire les propos de Giampiero Rigosi lors d'une passionnante rencontre à la Bibliothèque de Grenoble, après la projection du film Notturno bus adapté de son roman éponyme. C'était aux Rencontres du cinéma italien de Grenoble 2007 (http://www.dolcecinema.com/).
Giampiero
Rigosi a appris à lire dans les bandes dessinées que son père lui
lisait, pour pouvoir connaître la suite de l’histoire quand celui-ci
devait aller travailler. Enfant, il lisait Edgar Allan Poe et faisait
beaucoup de cauchemars. Sa mère, un peu anxieuse, ne voulait pas qu’il
joue dans la cour, parce qu’il n’y avait pas de fenêtre pour l’y
surveiller ; alors, dans la maison, il inventait des histoires. Elles
étaient si belles que la maîtresse les lui envoyait lire dans les autres
classes. Il a pensé que s’il pouvait sauter des heures de cours en
écrivant, il pourrait peut-être aussi gagner sa vie de cette façon.
Aujourd’hui auteur de romans noirs et scénariste pour la télévision et
le cinéma, Giampiero Rigosi est venu rencontrer le public grenoblois à
l’occasion de la projection du film Notturno bus, qu’il a
lui-même adapté du roman homonyme publié en 2000. C’est l’histoire d’un
chauffeur de bus qui rencontre une voleuse tombée par hasard au milieu
d’une histoire d’agents secrets pas tendres… Le personnel de la
bibliothèque municipale et le public ont soumis leur invité à un feu
nourri de questions.
- Dans le film, on remarque
beaucoup de changements par rapport au livre. En particulier la fin, qui
est très différente. Pourquoi ces changements ?
- La
production a voulu privilégier l’élément comique. Le roman avait trois
composantes : noir-thriller, mélancolie, et ironie-grotesque. Les autres
aspects n’ont pas disparu, mais il fallait rééquilibrer la proportion.
Cette demande se basait sur la conviction, dont je ne sais si elle
reflète ou non la réalité, que le public italien cherche une version
plus ironique, et plus amusante, du noir. Personnellement, j’aurais
préféré garder la fin du livre. Mais le producteur a beaucoup poussé
pour obtenir cette fin, qui est presque à l’opposé de celle du livre. En
réalité, il y a eu 21 versions du scénario lors de l’adaptation. Et
c’était déjà le troisième producteur qui voulait adapter l’histoire au
cinéma. Il y a donc eu beaucoup de possibilités. Ainsi, l’une des
versions précédentes donnait un film complètement noir, à la Melville,
dans la tradition française. Mais j’ajoute, pour défendre un peu le
producteur avec qui je me suis beaucoup disputé, que l’Italie n’a pas
une grande tradition de noir sombre et existentialiste. Alors que, au
contraire, elle a connu des succès comme "I soliti ignoti", qui
fonctionnent avec cette clef italienne dédramatisante. J’ai donc
travaillé dans cette direction, tout en restant très incertain quant au
résultat. Mais lors de la première, quand j’ai vu que le public riait,
et qu’à d’autres moments il avait le souffle coupé, j’ai compris que ça
fonctionnait.
- Le rythme du livre est très nerveux, mais
on ne le retrouve pas forcément dans le film ; est-ce un choix délibéré
? N’y a-t-il pas une perte ?
- Oui, sans doute. C’est
peut-être dû, en partie, au choix de rendre le film plus comique. C’est
aussi dû à quelque chose qui échappe au scénariste : le choix d’une
réalisation plus ou moins syncopée. Je ressens en effet une forte
différence de rythme dans certaines scènes.
- Comment s’est déroulée votre collaboration avec le réalisateur ?
-
Très bien. En fait, quand le producteur a demandé que le film soit plus
comique, le réalisateur n’était pas trop d’accord non plus. Pour éviter
qu’on ne se coalise trop lui et moi, le producteur m’a adjoint un autre
scénariste [Fabio Bonifacci], qui d’ailleurs est un ami, et qui fait
plutôt des scénarios comiques.
- Vous êtes à a fois romancier et scénariste. En écrivant votre roman, avez-vous pensé à l’adapter au cinéma ?
-
Non. En réalité, un premier producteur avait mis une option sur le
roman déjà avant que je le finisse, mais j’ai tout fait pour terminer le
livre sans penser à cela. D’ailleurs, c’était relativement facile de ne
pas y penser, parce que ce producteur ne me faisait pas travailler sur
le scénario.
- Pourquoi le roman policier ?
-
En fait moi je raconte des histoires, je ne pense pas trop à quel type
d’histoire je raconte. Le premier roman que j’ai écrit, "Dove finisce il
sentiero" ("Où finit le sentier") met en scène deux amis qui ont des
ennuis ; c’est l’histoire de leur fuite et de leur fidélité réciproque.
Quand la maison d’édition Teoria m’a appelé, ils m’ont dit que c’était
un noir. Et voilà, j’étais devenu un écrivain de romans noirs !
- Vos scénarios, c’est du noir aussi ?
-
Pour la télévision italienne, j’ai surtout écrit des histoires
policières. Mais pas pour le cinéma : j’ai travaillé avec Roberto Faenza
sur "Prendimi l’anima", qui raconte le rapport sentimental de Sabina
Spielrein et du psychanalyste Gustav Jung. Mais j’ai toujours beaucoup
aimé le genre policier et le noir. Une de mes premières lectures a été
Edgar Allan Poe. Ca me faisait peur, mais me fascinait en même temps. Et
puis surtout, quand je suis devenu auteur de romans noirs, je me suis
dit : ça y est, je peux fumer, boire et me soûler, parce que maintenant
je suis vraiment dans le personnage ! (rires)
- Tous les personnages de Notturno bus sont
un peu perdus : Francesco qui est très attachant, Leila qui ne sait pas
où elle va… Est-ce que vous les avez pensés comme des anti-héros ?
-
Oui. Je n’arrive pas à raconter des personnages qui n’ont pas de traits
humains. Même un agent secret, un policier, un tueur, a des problèmes
personnels ou de santé, ou des problèmes sentimentaux… Et donc, ce sont
tous des antihéros ; pas seulement Francesco et Leila.
-
Il y a une série de scènes autour de la cuisine avec les deux agents
secrets. On retrouve souvent cette présence de la cuisine dans le roman
policier italien…
- Je pense que pour les peuples de la
Méditerranée, il y a un lien très fort entre la cuisine et les
histoires. Par ailleurs, j’ai "donné" ma passion de la cuisine à
Garofano parce que c’est le personnage dont je me sentais le plus
éloigné, avec son caractère violent et colérique. Je l’ai rapproché un
peu de moi, pour éviter trop d’antipathie.
- Votre ville
natale, Bologne, est un autre personnage du livre : on navigue sans
cesse dans Bologne avec le bus de Francesco. C’était important d’y
situer le roman ?
- Bien sûr. Malheureusement, le film a été
tourné à Rome pour des raisons économiques : amener à Bologne toute
l’équipe romaine aurait augmenté de 10% le budget du film. Mais Bologne
dans le roman était pour moi très importante, pour une série de motifs.
C’est une ville au croisement du Nord et du Sud, une ville
universitaire, pas énorme – un peu comme Grenoble – mais énormément de
gens y passent, pour les foires commerciales par exemple. Et à la fin
des années 70, les terroristes s’y cachaient souvent, parce qu’on ne
sait pas très bien qui y habite : beaucoup d’appartements sont loués au
noir pour éviter les taxes. De ce point de vue, le roman est plus
connoté que le film. Aussi au niveau du moment d’ailleurs, puisque le
roman se passe au printemps 93, au moment du scandale des pots de vin ; à
cette époque-là, tout le monde était prêt à vendre ses informations
pour sauver sa peau. Je dois dire aussi qu’à la période où j’ai écrit ce
livre, je gagnais ma vie comme conducteur d’autobus à Bologne.
D’ailleurs, en écrivant, j’ai travaillé sur le plan et les horaires : je
savais précisément où se trouvait chacun des personnages à chaque
moment de l’histoire !
- Est-ce que le fait d’être
chauffeur de bus vous a donné l’idée de certains personnages ? Comme par
exemple le travesti haut en couleurs ?
- Oui, il existe !
Il existait... Mais il ne m’a jamais fait les choses qu’il fait dans le
livre… Je n’ai jamais accepté ! (rires) Il y a beaucoup d’amis,
d’ex-collègues conducteurs, qui sont tristes du fait que ce personnage
ait disparu dans l’adaptation.
- La difficulté est
peut-être au début du livre : on a un peu de mal à rentrer dans
l’histoire, parce qu’il y a beaucoup de personnages. Mais en réalité, on
les retrouve tous dans un final surprenant et intéressant. Ça fait un
peu penser à "Arnaques, crimes et botanique", "Snatch", ou "Usual
suspects", bref des films où il y a une arnaque à la fin.
-
Oui, le jeu que j’ai fait avec les personnages tient aussi au thème
souterrain du roman : l’action du hasard et des coïncidences sur nos
vies, dont on ne peut jamais dire comment elles influencent notre
destin. Je savais que c’était difficile de commencer un roman en sautant
d’un personnage à l’autre, alors même qu’il y en a beaucoup. Et sans
expliquer pourquoi ils sont là, pourquoi ils font ce qu’ils font, et ce
qu’ils veulent. Quand j’ai proposé le roman à la maison d’édition, je
leur ai dit : "Lisez au moins trente pages." Et après trente pages, ça
fonctionne ! Ca a aussi posé problème au moment de l’adaptation, parce
que les producteurs pensent que le public est très bête, et que si on ne
lui explique pas tout, il ne comprend rien. Par exemple, la scène
initiale du film, qui est une sorte de préambule explicatif, j’aurais
voulu pouvoir ne pas l’écrire. Tout y est expliqué avec des mots, du
dialogue. On aurait très bien pu comprendre les choses avec simplement
le développement de l’intrigue, en montrant des gestes qui rendent
curieux : quelqu’un qui entre dans l’aéroport, prend une clef, etc. Mais
le producteur trouvait qu’on ne comprenait rien. En fait j’avais même
écrit une version où personne ne parlait pendant les dix premières
minutes. Cela semble révolutionnaire ; pourtant le cinéma naît comme
cinéma muet, c’est un récit en images. Mais avec le temps, certains se
sont forgé cette idée que le cinéma est toujours parlé. Les producteurs
par exemple soutiennent que la télévision s’écoute et ne se regarde pas.
Si je veux introduire un "silence significatif" dans une conversation,
le producteur refuse. Il dit que les gens qui écoutent la télé sans la
regarder penseront que la chaîne a sauté...
- Dans le roman, le personnage de Matera est très secret ; dans le film, on découvre un autre pan de sa vie.
-
Oui. C’est le problème des personnages solitaires au cinéma : c’est
difficile de faire comprendre ce qu’ils ont à l’intérieur, ce qu’ils
pensent. Pour cela, c’était bien de développer la nostalgie que Matera
éprouve, dans le roman, pour une femme du passé. Et aussi de lui donner
une possibilité dans le futur, ce qui rend encore plus douloureuse
l’interruption de cette possibilité.
- Combien de temps avez-vous mis à écrire le roman ?
- Je suis lent pour les romans. Trois ans pour Notturno bus et plus de sept ans pour L’ora dell’incontro,
mon dernier roman sorti l’an dernier. Évidemment, je ne fais pas que
ça, sinon je serais déjà mort de faim. J’écris des scénarios la majeure
partie du temps. Mais même si j’étais riche, et si je pouvais n’écrire
que des romans, cela me prendrait beaucoup de temps. Parce que pour un
roman de 300 pages, j’en écris 1500 : les biographies des personnages,
leurs monologues intérieurs, etc. Avant de me mettre à écrire, j’ai
besoin de porter ces personnages avec moi pendant un long moment. Alors
que Notturno bus était très complexe du point de vue de la structure, mais assez facile au niveau des personnages, L’ora dell’incontro était très complexe au niveau des personnages.
- Que faites-vous en ce moment ?
-
J’ai un roman en chantier, et j’écris avec mon ami Carlo Lucarelli,
écrivain et scénariste italien, la série télévisée "L’ispettore
Coliandro". C’est un policier raciste, violent, gaffeur, stupide, mais
qui au fond est relativement bon – ou en tout cas, meilleur que ce qu’il
pense être. La RAI était un peu sceptique au départ, elle avait un peu
peur du personnage, mais comme les 4 premiers épisodes ont bien marché,
on écrit la suite.
- Le mot de la fin ?
- Je
pensais que la vie de l’écrivain c’était de rester assis à écrire à côté
de la cheminée, bien tranquille… mais je suis ici, à Grenoble ! On
voyage plus que je ne l'aurais pensé.